Dans le tourbillon des souvenirs

L'homme était assis sur un rocher au bord de la mer. Il était âgé, dans les soixante-dix ans, mais toujours en forme.

Il fumait lentement un petit cigare, perdu dans ses pensées. Il regardait la mer et le mouvement lent des vagues sur les rochers. Le ciel était gris, l'air frais. C'était tôt le matin.

Il pensait à ce mouvement immuable et pérenne de la mer, au bruit du ressac, à l'odeur incomparable de la mer. Rien de tel que les odeurs et la musique pour éveiller les souvenirs. Bon et mauvais.

Il ne savait pas comment les appeler : tristes ? Non. Agréable ? Certains. C'est pourquoi l'homme n'aimait pas se souvenir. Le passé est le passé, a-t-il dit, il ne sert à rien de l'exhumer, il n'y a pas de retour en arrière possible ! Cette manie qu'ont beaucoup de gens de regarder en arrière est donc inutile et vouée à l'échec. Non. Il faut regarder vers l'avant et vers aujourd'hui.
C'est ce que pensait l'homme assis sur le rocher au bord de la mer. Mais ce jour-là, ce matin gris, cette vue, ces odeurs, cette atmosphère, avaient fissuré ses convictions, ou plutôt, ses défenses, et les souvenirs étaient remontés, de plus en plus haut, de la mémoire.

Cette fois, cependant, il ne s'est pas comporté comme les autres fois, il n'a pas essayé de les repousser, de se distraire, de penser à autre chose. Cette fois, il les a laissés couler dans son esprit. Il les laissait l'envahir de visions, de sensations, d'odeurs, si bien qu'il était comme aspiré dans le passé. Ainsi, il pleurait presque d'émotion et parfois même riait des situations qu'il revivait.
Il était là, seul, assis sur le rocher, pleurant et riant comme un fou, les yeux fixés dans le vide, un cigare non allumé à la main. En réalité, il n'était plus seul mais parmi d'autres. Amis, parents, beaucoup sont morts depuis longtemps, d'autres sont loin, d'autres ne sont plus amis. Les souvenirs s'écoulaient dans ses yeux comme un film de sa vie. Tant d'années. Une vie entière.

L'homme s'est secoué. L'esprit s'est éclairci. Les souvenirs ont pâli. Mais les sentiments qu'ils avaient suscités sont restés.
L'homme se lève, allume à nouveau son cigare et marche lentement le long de la rive.

Alors que les souvenirs s'estompaient au fur et à mesure qu'il se dirigeait vers la ville, un sentiment presque vertigineux s'empara de lui : un désir impossible de revenir en arrière, de revivre des moments et des situations du passé, de les savourer encore et encore.

Il était presque furieux contre lui-même d'avoir succombé à une telle sentimentalité. "Je dois redevenir rationnel", se dit-il, "le passé est passé et ne revient plus". Regardez vers l'avant et vers le présent !"

À ce moment-là, l'homme a compris pourquoi il s'était laissé aller à des souvenirs : parce qu'il n'aimait pas le présent et ne voyait pas d'avenir pour lui.
Il s'est rendu compte qu'il n'avait plus la force de réagir. Ses défenses s'effondraient. Il souhaitait, comme jamais auparavant, se laisser envahir par les souvenirs. Pour lui, c'était presque une capitulation.
"Mais pour réaliser quoi ?" se demande-t-il. Il a essayé de lutter contre cette impulsion irrationnel qui lui disait, le poussait à se complaire dans les souvenirs, dans le passé.

Il se disait que, seul chez lui, il regardait de vieilles cassettes vidéo d'une époque révolue ou écoutait de vieux disques d'auteurs aujourd'hui oubliés. Si je finis comme ça, pensait-il, cela signifiera que j'ai perdu tout espoir en l'avenir et que je me réfugie dans le passé. Cela signifie la fin, pensa-t-il.
Il a regardé autour de lui. Les rivages étaient clairsemés à cette heure. Les nuages étaient bas, un léger vent froid soufflait. Ce n'était pas une belle journée. C'était un jour triste. C'est peut-être pour cela que son âme était plus encline aux souvenirs.

Ou peut-être, se dit-il, avait-il simplement réalisé presque inconsciemment ce matin-là qu'il était seul, sans but, sans espoir, donc sans avenir.
Face à cette prise de conscience, il était bon de se laisser envahir par les souvenirs de moments où il y avait des espoirs, des émotions, des objectifs à atteindre, des moments de joie et des moments de tristesse.
L'homme s'est arrêté et s'est assis sur un banc. Ces réflexions l'avaient épuisé.

Il a pensé à l'arc de sa vie vécue : il a défilé devant lui en un instant. Mais ce n'était pas un moment, c'était des décennies, des jours, des heures, des minutes, des chagrins, des amours, des amitiés, des expériences, des visages, tous enfouis dans les gigantesques archives de notre cerveau que nous appelons mémoire. Oui, enterré mais pas mort.

L'homme pensa, avec une idée soudaine, que ces souvenirs pouvaient être canalisés, sélectionnés et décrits, afin de savourer, lui le premier, les sensations du passé et peut-être, en tirer des messages de vie. Ils pourraient lui tenir compagnie. Ils pouvaient l'aider à poursuivre le chemin de la vie, non plus seul, mais en compagnie de visages, de voix, de musiques, de parfums, de mots, qu'il avait jusqu'alors enfouis et oubliés. Ils pourraient lui donner un but.

Il les exhumerait un par un. Il les aurait décrits. Il aurait essayé de revivre les atmosphères du passé mais en les projetant dans le présent et en comparant et mettant en évidence le passage du temps, l'évolution des coutumes, les différences de comportement.

Oui. Il a aimé cette idée. Ça lui a donné de nouveaux stimuli. Il s'est levé du banc avec une nouvelle énergie et a marché jusqu'à la maison.
Le matin semblait moins gris, le vent moins froid.

Et il se sentait moins seul.

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